C'était au temps où elle n'était encore qu'un poupon et où elle tenait à peine sur ses deux jambes de bébé. Sa mère, une étrange femme irresponsable, l'avait enfantée avec un militaire, dans une folie passagère, avant de l'abandonner entre ses mains le temps de deux à trois ans, pour finalement la récupérer, en femme indécise et insouciante qu'elle était. De toute manière, Iseul ne l'avait jamais aimée cette femme. Même lorsqu'elle était dans ses bras et qu'elle faisait mine de la bercer entre deux taffes de cigarettes. Elle lui avait toujours parue insensée et démunie d'amour pour elle. Alors, lorsqu'elle l'avait présentée à celui qu'elle disait être son grand frère, elle n'avait pas hésité et avait accouru à ses côtés de son pas mal assuré de môme, un rire fleurissant de ses lèvres. Lui, au contraire, elle l'avait aimé dès le début, et cela se voyait, à la façon dont elle s'était accrochée à sa jambe comme si sa vie en dépendait, comme si elle avait su qu'elle ne pourrait plus le quitter après.

Mais il avait semblé moins aimer lorsqu'elle lui avait mordu cette même jambe dans un élan d'affection.




« C'est quoi comme fleur ça ?
– C'est une orchidée.
– Et celle-lààà ?
– C'est du lys.
– Et lààà ?
– Du jasmin.
– Oh oh oh ! Et elles ?
– Des edelweiss.
– Ed- e- e- edel- eva- e- hein ? »

Le sourire aux lèvres, la vieille fleuriste sembla bien amusée par la jeune Iseul, elle qui venait au moins une fois par jour dans cette vieille boutique lui rendre visite. Et chaque jour, elle semblait mettre un point d'honneur à vouloir apprendre le nom de toutes les fleurs qui décoraient le lieu, amenant la fleuriste à beaucoup se répéter. Mais qu'importe, la présence de la jeune enfant avait toujours été une source de réconfort à ses yeux, elle qui travaillait seule dans cette boutique. Mais elle avait été là assez longtemps pour voir l'enfant débarquer dans le village et y grandir, au même titre que son grand frère. Parfois, elle se sentait triste qu'ils n'aient pas eu de parents assez exemplaires pour les aimer à leur juste valeur, comme ils le méritaient. Alors, courbant son dos vétuste, la vieille fleuriste cueillit avec soin une de ses fleurs, s'approcha d'Iseul et se pencha vers elle pour coincer avec douceur son présent sur son oreille d'enfant. C'était une jolie gerbera rose.

Iseul, toute heureuse de recevoir sa fleur du jour, sortit de la boutique au rythme de légers sautillements. « Oppa, regarde ! Je suis une fleeeeur ! »




Courant à en être complètement essoufflée, Iseul fuyait loin. Derrière elle, des cris et des aboiements se faisaient entendre. Et de temps en temps, elle se retournait, seulement pour y voir le vieux boulanger furax et son petit bouledogue noir la poursuivre pour lui mordre la jambe, elle le savait. Mais elle ne s'arrêtait pas et continua sa fuite, un objectif bien précis en tête. Elle ne devait pas s'arrêter, pas maintenant. Le poing serré contre sa poitrine et sa jupe volant au gré de ses pas et du vent, elle trébucha plusieurs fois mais se ressaisissait rapidement à chaque fois. Ses cheveux sales lui bloquaient la vue, mais cela ne lui importait que très peu, elle connaissait le chemin sur le bout des doigts. Le cœur battant la chamade, ce ne fut que lorsqu'elle arriva à destination qu'elle stoppa sa course et qu'elle se rendit compte que les cris avaient cessé pour ne laisser place qu'à sa toux et à son souffle saccadé. Elle prit un temps pour s'en remettre, elle n'avait jamais autant couru de sa vie. Puis, la main tremblante, elle inséra les pièces dans la cabine téléphonique et composa le numéro qui était inscrit sur un vieux bout de papier froissé. Le combiné vint ensuite s'écraser contre sa joue et elle attendit. Dans sa tête, elle passa en revue le discours qu'elle avait préparé à l'avance et qu'elle avait apprise comme une poésie. Elle avait tant redouté ce moment. Ce moment où elle lui parlerait enfin. Ce moment où elle adresserait la parole à son père.

À cet instant, la sonnerie s'interrompit.

« All-
– We're sorry, your call cannot be completed as dialed. Please, check the number or dial again. »

Ce jour-là, Iseul fut sévèrement punie pour avoir volé la monnaie du boulanger et s'être enfuie de la sorte. Elle s'était laissée faire sans cérémonie, le regard baissé vers le sol et sans rien dire de plus. On sut alors que quelque chose clochait.




Les yeux mouillés et reniflant du nez, Iseul n'osait tout de même pas avouer qu'elle pleurait. Une simple poussière mélangée à un vicieux rhume, qu'elle disait. On lui avait toujours dit d'être forte, dans n'importe circonstance de la vie, et c'était ce qu'elle faisait à cet instant précis. Ce n'était pas comme si elle n'avait pas eu le choix de toute manière, il le lui avait proposé, de nombreuses fois, de le suivre, mais elle avait refusé, de nombreuses autres fois. Parce qu'elle n'avait pas voulu laisser les vieux tous seuls. Mais il était vrai que voir son grand frère s'éloigner d'elle lui remuait un peu l'estomac. Elle ne pouvait lui en vouloir néanmoins. Il avait soif de découvertes et d'aventures, elle le savait. Alors elle s'était contentée de lui donner un coup de pied dans le mollet et de le serrer à lui en exploser les côtes en guise d'au revoir. Puis elle était revenue se réfugier aux côtés de l'ancien du village qui lui caressait le haut de la tête pour tenter de tarir ses pleurs.

Mais une chose était sûre, elle n'avait lâché la vieille caravane de son frère des yeux que lorsque celle-ci ne fut plus réduite qu'à un minuscule point dans le paysage.




Dans un geste lent et pourtant si précis, Iseul composa l'arrangement floral avec soin. Elle avait choisi d'accorder des fleurs de couleurs plutôt douces et pastels, allant du mauve jusqu'au rose pâle principalement. Elle parsemait aussi un peu de blanc par-ci par-là et le tout était enveloppé d'un vert naturel prairie qui se mariait vraiment bien avec l'ensemble de l'arrangement. D'un dernier coup d'œil, Iseul regarda sa création. Même si la composition pouvait sembler bien joli à regarder, la jeune femme n'y voyait qu'un amas de tristesse et de souvenirs trop lourds à porter. Les larmes avaient cessé de couler depuis ce matin, mais c'était encore très difficile pour elle de le supporter. Ses mains s'attelèrent à entourer sa création d'un ruban blanc pour le finir par un nœud. Elle avait eu l'impression de resserrer l'étau qui emprisonnait sa gorge. Puis, le regard vide, elle avait apporté le tout au cimetière.

Ses larmes étaient revenues, alors qu'elle déposait les fleurs sur la tombe de la vieille fleuriste, celle qui lui avait apprise tant de choses. Notamment ce que cela faisait, quand quelqu'un nous manquait.

Deux jours plus tard, Iseul quittait le village et l'île de Jeju par la même occasion. Elle avait eu besoin de partir loin, de découvrir de nouvelles choses. Les vieux allaient tant lui manquer, mais elle se devait de faire sa vie, autre part. Alors elle partit pour Séoul et y resta, désireuse de savoir ce que cette ville lui réservait.