Le manoir Petrov était un endroit bien étrange pour y naître et y grandir, tous les voisins aux alentours le savaient. Les Petrov étaient singuliers, anormaux, mystérieux. Personne n'osait s'approcher d'eux de peur de se retrouver avec un membre en moins ou avec un esprit encore plus dérangé que les membres même de la famille. On racontait des choses incroyables et en même temps terribles sur eux. Plusieurs personnes déjà avaient témoigné avoir remarqué des traces suspectes autour de la maison. [...] Mais personne n'avait jamais osé appeler les autorités compétentes, bien trop effrayés que cela leur retombe dessus. Car c'était une rumeur bien répandue : la famille Petrov avait des yeux et des oreilles partout. Dieu seul savait comment une telle chose était possible, pourtant c'était vrai. Quiconque oserait s'en prendre à cette famille maudite le paierait cruellement de sa vie.


Les gentils, les méchants. Les gens diront qu'Isaak était le mal incarné, parce qu'il était démuni de cœur et que seule la désolation semblait le ravir. D'autres souffleront une description de sa cruauté inébranlable sur son passage, et le reste dépeindrait son ingratitude à toute épreuve dans son dos. Mais le russe, lui, vous dira simplement qu'il ne suit que sa propre loi, cédant à ses pulsions parce que rien ne dictait sa seyante foi. Ni même ceux qui avaient l'impudence de s'appeler ses parents. Il n'en voudra jamais à sa mère d'avoir été trop pieuse, il plaindra seulement sa génitrice d'avoir été trop impérieuse. Tout comme il ne jugera jamais son frère de l'avoir suivi un temps, de peur d'être blessant.

Pour lui seul, peut-être bien qu'Isaak aurait retourné le monde.

Pour lui seul, peut-être bien qu'Isaak aurait été capable du pire.

Pour lui seul, peut-être bien qu'Isaak aurait ruiné des vies.

Il ne s'en rendait pas compte pourtant, il n'était encore qu'un gamin. Un môme qui pensait que le meilleur moyen de nuire à ceux qui s'en prenait à lui, à son sang, était d'arracher les langues disgracieuses dans une vengeance éclaboussante de dépravation. Les gens diront qu'Isaak était le mal incarné, parce qu'il était démuni de moralité et que seul le vice lui rendait le sourire.

« La prochaine fois, tu feras attention à ne pas entrer dans mon champ de vision, pauvre bichette. »


Mais l'ennemi, l'unique, l'intrépide, l'insoumis, celui qu'il n'avait pas vu car il n'avait pas voulu affronter cette transcendante vérité, celle d'un père modèle bafoué, était pour lui, la vérité qu'il aurait préféré continuer de dissimuler. Isaak s'en voudra toute sa vie de ne pas l'avoir réalisé plus tôt. Il s'en voudra d'avoir attendu que ses coups atteignent son jumeau pour s'en rendre compte. Il s'en voudra de ne pouvoir faire rien de plus que serrer gravement sa main dans la sienne tout en se prenant les violences à sa place. Puni pour l'avoir défendu, trahi pour avoir ouvert les yeux, ulcéré pour avoir cru en lui.

Blottis l'un contre l'autre, c'étaient eux deux contre leur père. Eux deux contre leur sang. Eux deux contre le monde.


L'arc de son père en mains, l'œil droit rivé dans l'axe parfait de la flèche et tous ses sens en émoi, le jeune homme attendait, aussi immobile qu'une statue et aussi impatient qu'un enfant, là, posté derrière un buisson au feuillage touffu. Sa proie allait arriver tôt ou tard et il serait là pour l'accueillir, avec toute la douceur et la gentillesse qui faisait bouillir son être. Un sourire presque malsain se dessinait déjà sur ses lèvres alors qu'il l'apercevait arriver au loin, cette créature à l'allure si majestueuse, presque intouchable. Elle était juste là, elle s'approchait de plus en plus, à une vitesse si sereine. Il suffisait qu'elle s'approche un peu plus, un tout petit peu, pour que pouf. La flèche s'envola, filant à travers le vent, l'air conquérante, pour traverser avec élégance la gorge de la biche, la prenant de court dans sa promenade alors que les premières gouttes de sang giclaient. Vivement, Isaak sortit de sa cachette, une flamme étrange brillant dans ses prunelles d'onyx, pour s'approcher de la bête. Avec une froideur à en cramer les plus hardis, il planta son couteau dans l'animal. La bête s'abattit alors sur le sol, suffoquant. Il la regarda mourir jusqu'au bout, admirant cet éclat disparaître lentement de ses yeux de biche. Puis il se releva, le visage inexplicablement taché de sang et les mains inhumainement sales, mais qu'importe. Il n'avait pas encore fini son travail. D'un geste, il récupéra l'une de ses lames et trancha sans remord aucune la jolie queue de la biche. Puis il lui donna un dernier coup de pied dans le ventre avant de la laisser là, abandonnant son corps sans vie, alors qu'il rangeait son trésor dans son sac.

C'était sa marque, le signe inébranlable qu'un Petrov avait encore fait des ravages.


Tout le monde haïssait Isaak, c'était évident, sauf lui. Celui avec qui il avait tout vécu, celui à qui il était inextricablement resté accroché, celui qui avait continué à endurer son être perverti jusqu'à la moelle. Mikhaïl le prenait tout entier, alors lorsqu'il partit, ce fut comme s'il ne lui restait plus rien. Juste son cœur froid enfoui et la place chaude à côté de lui. Il l'a regardé partir de là où il était, obnubilé par quelque chose qui était hors de sa portée, retenu par une main invisible. Enivré par les vices, enivré par ses matrices. Il avait tu ses propres désirs pour assouvir son implacable corruption. Il n'avait jamais compris sa décision. Il lui en avait voulu pour l'avoir abandonné à son sort.

Il n'aurait jamais dû le laisser derrière. Que signifiaient ces serpents qui ornaient son dos à présent ?


« Va mourir en Enfer. » avait-il déclaré de son animosité la plus authentique.
« J'y ai déjà ma place, enfoiré, qu'est-ce que tu crois. » avait répliqué Isaak.

Tout était basé sur l'âpreté du regard et le poids des mots. Tout comme il le lui avait appris lorsqu'il était gosse. Peut-être que le père Petrov n'aurait jamais cru qu'un jour, son fils lui parlerait de la sorte. Mais il fallait croire que ce dernier en avait marre d'être entravé par des responsabilités imaginaires, marre d'être entravé par un père effronté. Et s'il n'avait pas compris ce que son jumeau avait ressenti à ce moment-là, peut-être bien qu'à présent, c'était le cas. Se sentir étouffé au point que même notre moitié ne suffisait plus à nous faire rester, au point que les paroles s'effritent et que les gestes n'y soient plus. Il était probable que sa solitude l'ait atteinte, le consumant de l'intérieur.

Peut-être qu'il était temps de partir de la Mère Patrie, d'abandonner ses origines, afin de le retrouver lui ?